12 juin 2012 - Salle 6, EHESS, 105 bd Raspail.
Le
paradoxe de l’action furtive
Intervenants :
Sophie Lapalu* et Nicolas Fourgeaud*
"En
1969, Vito Acconci suit des passants dans la ville jusqu’à ce
qu’ils entrent dans un lieu privé (The
following Piece,
New York,). L’année d’après, Bas Jan Ader plonge à vélo dans
le canal, délibérément (Fall
II,
Amsterdam). À
Prague, dans un escalator, Jiri Kovanda se retourne et fixe les
personnes derrière lui (Untitled
(On an escalator ... turning around, I look into the eyes of the
person standing behind me ... 1977).
Bien qu’ayant lieu dans des contextes très différents, ces actes ont en commun certaines caractéristiques : prenant corps à travers l’artiste, en dehors des cadres normés de l’art, ces actions furtives n’ont pas pour dessein de poser un signe ou de produire un objet. Se déroulant en milieu urbain sous forme de gestes anodins, ils ne sont pas perçus comme artistiques par le passant non averti, et aucun spectateur n’est convoqué. Ces actes posent alors la question de leur validation : « si être c’est être perçu » (Berkeley), c’est être perçu comme tel. Sans l’adhésion du public au caractère artistique de la proposition, l’art peut-il avoir lieu ?
Bien qu’ayant lieu dans des contextes très différents, ces actes ont en commun certaines caractéristiques : prenant corps à travers l’artiste, en dehors des cadres normés de l’art, ces actions furtives n’ont pas pour dessein de poser un signe ou de produire un objet. Se déroulant en milieu urbain sous forme de gestes anodins, ils ne sont pas perçus comme artistiques par le passant non averti, et aucun spectateur n’est convoqué. Ces actes posent alors la question de leur validation : « si être c’est être perçu » (Berkeley), c’est être perçu comme tel. Sans l’adhésion du public au caractère artistique de la proposition, l’art peut-il avoir lieu ?
Nous
en avons pourtant connaissance ; ainsi, comment de furtive, soit
« inaperçue », l’action devient-elle perçue ?
Comment d’éphémère devient-elle pérenne ? Comment
d’anodine devient- elle « événement » ? Quand
l’action furtive est-elle reconnue comme art, ou, plus simplement,
« quand y a-t-il art » (Goodman) ?
Nous
assistons aujourd’hui à une recrudescence d’actes furtifs ;
or les artistes ont inscrit la question de la transmission dans leurs
travaux, et jouent sur différents registres en créant des artefacts
d’une grande variété, qui précédent, émanent ou découlent de
l’action. Quels sont ces artefacts ? Quels liens
entretiennent-ils avec l’acte ?" Sophie Lapalu
"Depuis
les années 1960, la performance est accompagnée d’un discours
anti-médias et d’une épistémologie qui valorise l’expérience
directe comme le seul moyen de compréhension des œuvres – ce qui
a souvent conduit à diminuer la part médiatique et inscrite de
nombreux travaux historiques ou plus contemporains, et notamment leur
part « documentaire ». Les positions de l’auteure
américaine Peggy Phelan, empreintes des critiques d’Adorno contre
l’objectification du monde moderne et des thèses derridiennes sur
le langage, constituent l’acmé de ce discours anti-médias qui
domina la théorie de la performance entre les années 1960 et le
courant des années 1990 :
La vie de la performance est
uniquement dans le présent. La performance ne peut être
sauvegardée, enregistrée, documentée, sinon elle en vient à
participer à la circulation des représentations de
représentations ; une fois qu’elle le fait, elle devient
autre chose. Dans la mesure où la performance entreprend d’entrer
dans l’économie de la reproduction, elle trahit et amoindrit la
promesse de sa propre ontologie. L’être de la performance […]
s’effectue dans sa disparition1.
Dans
mes recherches sur la performance, j’ai cherché à interroger les
différentes formulations de ce discours anti-médias (dont la
tradition la plus surprenante est nourrie de poststructuralisme) et
les apories théoriques auxquelles il conduit souvent – la
plus importante d’entre elles étant que la performance serait un
art sans aucune dimension représentationnelle.
Si
le document n’est pas le seul moyen d’inscrire la performance
(voir l’usage de la répétition et des rouages de l’institution
chez Tino Sehgal), il est un outil particulièrement bien venu pour
reconsidérer le discours anti-médias, mais aussi la tension qui
habite la pratique de nombreux artistes, arqueboutés sur des
positions anti-représentation, mais pourtant producteurs d’images
et de textes se référant à leurs actions. Quel rôle donner aux
nombreux documents produits par les artistes ? Peut-on
véritablement parler de document ? S’attarder sur les rôles
et les fonctions de cet objet permet de revisiter en profondeur des
œuvres historiques trop souvent réduites à leur dimension
événementielle." Nicolas Fourgeud
1
Peggy Phelan, Unmarked : the
Politics of Performance, New York,
Routledge, 1993, p. 147. Notre traduction.
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Sophie Lapalu* Commissaire
d’exposition et critique d’art, Sophie Lapalu est diplômée de
l’Ecole du Louvre et de l’Ecole du Magasin. Actuellement en
charge de La Vitrine de l’ENSAPC, elle poursuit ses recherches sur
l’exposition d’actes furtifs au sein d’un doctorat à Paris 8
sous la direction de Jean-Philippe Antoine.
*Diplômé
en Histoire de l’art de l’Université Paris 1-Panthéon Sorbonne
(DEA), docteur en Esthétique de l’université Paris 3-Sorbonne
Nouvelle (La
performance au miroir des médiations : approches théoriques et
critiques,
2012), Nicolas Fourgeaud est critique d’art, membre du collectif
L’Encyclopédie
de la Parole,
commissaire d’exposition et intervenant dans les écoles d’art.
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10 Avril 2012 - Salle 6, EHESS, 105 bd Raspail.
Juan Downey : « l’œil pensant » ou la naissance de l’ethnographie expérimentale
Intervenant : Morad Montazami*
Répondant : Annabela Tournon*
"En
posant la question aux ethnographes : « Qui parle ?
Qui écrit ? [ajoutons qui filme ?]
Quand et où ? Avec ou à qui ? Sous quelles contraintes
institutionnelles ou historiques ?1 »,
James Clifford se doutait de l’encre qui allait couler au sein de
l’anthropologie, au point qu’elle prenne dans les années 1980
son tournant réflexif ou critique (voire pour certains postmoderne).
En revanche se doutait-il que cette encre avait commencé de couler
ailleurs, dans le champ artistique et du vidéo
art, avec non moins d’ardeur que les
ethnographes peuvent mettre à s’engager (mais surtout à la
redéfinir) dans l’expérience qui est celle du terrain ? Rien
n’est moins sûr.
La
manifestation la plus fulgurante en est l’œuvre malheureusement
méconnue de Juan Downey. À partir de 1973, ce dernier met en place
un véritable dispositif itinérant (Chili, Pérou, Bolivie,
Guatemala…) et transculturel qui outrepasse allègrement le cadre
de l’ethnographie « visuelle » ou « filmée ».
En effet le projet Video Trans Americas,
où Downey se déplace en camionnette, réalisant des films
d’observation des cultures autochtones avant de les montrer ensuite
à d’autres populations filmées elles-aussi (et ainsi de suite),
trouvera sa cristallisation dans la série de films réalisés avec
les Yanomami du Venezuela à la fin des années 1970. Son dispositif
transgresse alors les limites régissant les relations de pouvoir et
les positions énonciatives entre filmeur et filmé, sujet et objet.
En mettant le circuit vidéo (caméra + moniteur) à disposition des
Yanomami, il entraînait la redistribution et la renégociation
permanentes de ces relations à travers une espèce avant-gardiste
d’ethnographie collaborative – ou ces rapports
de production audiovisuels. Les images
que Downey enregistre par ailleurs des coutumes ou des rituels
indigènes s’en trouvent totalement remises en perspective2.
Là où il se détache radicalement de la tradition documentaire se
voit encore mieux, justement, dans sa pratique de l’exposition. Ses
installations vidéo multi-écrans accueillent le spectateur, tel le
dernier maillon dans son système de feedback
permanent, qui trouve sa place dans un dispositif de subjectivation,
plutôt qu’au point fixe et monofocal du spectateur de cinéma.
Paramètre remarquable parmi d’autres, l’ordonnancement et
l’agencement de ses installations vidéos complexes (à deux pas
d’une « machine désirante » deleuzienne) s’inspire,
par exemple, des cosmologies et mythes Yanomami mis en actions lors
des rituels observés par Downey auprès d’eux (il faut ajouter
également les innombrables dessins de l’artiste, eux aussi valant
pour exploration intermédiale de ce matériel ethnographique hérité
du terrain).
Le
but de la
présentation sera donc double.
D’une part offrir une présentation et une plongée dans l’œuvre
encore méconnue de Juan Downey, notamment de son projet Video
Trans Americas ; en articulant les
questionnements méthodologiques posés à l’anthropologie par
l’artiste et les stratégies créatives absolument uniques qu’il
met en place ; entre une ethnographie collaborative et
expérimentale3
– reposant sur la subversion du concept d’identité forgé par la
traditionnelle rencontre avec « l’autre » – et une
pensée de l’exposition comme site d’interaction entre les
ressources ethnographiques de terrain et l’appréhension sensible
que peut en faire (et même activer) le spectateur. D’autre part,
en voyant comment l’artisan le plus à la pointe du médium vidéo
– ce « circuit » éminemment réflexif – a su le
travailler de l’intérieur et le pousser dans des retranchements
tels, qu’il en arrivait à basculer dans l’âge que nous
connaissons désormais entre l’art contemporain et
l’anthropologie : celui où l’archive « dématérialisée »
des discours et des pratiques côtoie les traces les plus physiques
des relations engagées entre l’ethnographe et l’ethnographié." M.M.
1. J. Clifford et George E. Marcus (dir.), Writing Culture. The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1986, p. 13 (introduction).
2.
Sur Juan Downey voir Julieta Gonzalez (dir.), Juan
Downey, El ojo pensante/The Thinking Eye,
catalogue d’exposition, Fundación Telefónica, Santiago (Chili),
2010 (auquel nous reprenons le titre de notre résumé) ;
également Nuria Enguita Mayo et Juan Guardiola Roman (dir.), Juan
Downey: With Energy Beyond These Walls,
catalogue d’exposition,
Institut d’art moderne de Valence (Espagne), 1998.
3.
Catherine Russell, Experimental
Ethnography : the Work of Film in the Age of Video,
Duke University Press, 1999.
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*Morad
Montazami est historien de l’art, boursier du Musée du Quai Branly
pour l’année 2011-2012. En doctorat à l’École des hautes
études en sciences sociales, où il travaille sur les « Poétiques
et politiques de l’enquête dans l’art contemporain », il
enseigne actuellement le cinéma et les arts audiovisuels à
l’Université Lumière Lyon 2. Il est l’auteur de plusieurs
articles dans des ouvrages collectifs comme Face
au réel. Éthique de la forme dans l’art contemporain
(2008) ou Luciano
Fabro. Habiter l’autonomie
(2010), il a écrit sur les artistes Jordi Colomer, Jeremy Deller,
Philippe Bazin, Peter Watkins, Allan Sekula, Walid Raad… Il
collabore avec la revue ArtPress
et il est le rédacteur en chef de la revue Zamân
(Textes,
images & documents).
*Annabela Tournon
est
doctorante à l'EHESS-CEHTA. Dans le cadre de sa thèse, ses
recherches portent sur l'histoire de la génération des Grupos
(groupes d'artistes, de militants, de théoriciens actifs au Mexique
dans les années 1970 et 1980)